La langue de Maman

C’est un mardi, 17h, dans une école primaire du quartier Saint-Blaise. L’atelier Socrate va commencer, et j’accompagne le groupe d’enfants et de bénévoles lycéens qui viennent travailler, jouer et discuter avec eux. Aujourd’hui, la bénévole qui accompagne Ali ne pourra pas venir : le prof de maths a déplacé un cours, ce qui l’empêche d’assurer son bénévolat avec nous.

J’explique à Ali que je vais remplacer sa lycéenne tout en m’occupant du groupe. Il hoche la tête et sort dans le même temps son cahier de texte.

– Je dois apprendre ma chanson en anglais.

– En anglais ? Cool !

On s’y met, il chantonne en s’appliquant. C’est un anglais approximatif mais il connait bien sa chanson. J’applaudis et m’enquiers d’un « petit détail » qui m’importe plus que sa prononciation :

– Sais-tu ce que dit la chanson ?

– Non, parce que je ne parle pas encore anglais. L’anglais, je l’apprendrai en 6ème.

Certes… Mais démêlons un peu ta réponse, Ali, tout de même…

– Oh, tu sais, je crois que tu es déjà en train d’apprendre l’anglais sans le savoir. Parce que les mots que tu as chantés, moi, je les ai compris.

Il écarquille les yeux. Je poursuis :

– Ta chanson, elle parle des parties du corps. (Je chantonne en français, sur le même air) : « Tête, épaules, genoux, doigts d’pieds ! Genoux, doigts d’pieds ! »

– Ah oui ! La maitresse, elle chantait en se touchant la tête et après les épaules et tout ! Et nous on devait faire pareil.

– Voilà : elle vous montrait ce que voulait dire la chanson !

Silence d’Ali. Puis, fermant le cahier d’anglais et le rangeant dans son cartable, il grommèle :

– Elle aurait dû nous le dire, la maitresse, pourquoi on faisait une « choré »…

Vexé, notre Ali, d’avoir dansé sans comprendre pourquoi… Mais la discussion se poursuit. Nous abordons la question « qu’est-ce qu’une langue étrangère ? » pour en conclure que non, il ne s’agit pas des langues qu’on n’arrive pas comprendre. (« Ah ! D’accord…. ») Mais qu’on donne ce nom à toutes les langues qui ne sont pas le français. J’admets avec lui, pour simplifier, que oui, c’est un peu bizarre d’appeler ces langues « étrangères » alors qu’il y en a plein qu’on entend très souvent : l’arabe, le portugais, le lingala, le mandarin…

Puis la concentration nécessaire pour notre discussion commence à lui manquer. D’autant plus que ses copains et leurs lycéen.nes viennent de commencer une partie de Uno, juste à côté de nous. La concurrence devient rude pour prolonger les découvertes linguistiques !

– Dis, je peux aller jouer avec eux ?

– Tu n’avais que la chanson en anglais à apprendre ?

– Oui…

– Alors tu peux aller les rejoindre. Mais avant, j’ai une question : est-ce que tu sais déjà parler une autre langue que le français – et un peu d’anglais ?

– Non, me répond-il du tac au tac !

Il file rejoindre les copains mais fait volte-face, revient vers moi et me glisse :

– Si, en fait : je parle aussi la même langue que ma maman. Donc, c’est pas une langue étrangère.

Re-Demi-tour en un éclair, il retrouve ses copains pour de bon.

Je n’ai pas eu le temps de lui dire que c’était une des plus jolies phrases que j’avais jamais entendues depuis que je travaille avec des enfants.